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SURSOCIALISATION ET NOSTALGIE DES ORIGINES

« La nature luxuriante lui avait tendu les bras, et lui avait enserré le cœur dans une étreinte océanique, maternelle. Les randonnées à flanc de montagne, les traversées des fleuves en barque, la découverte des animaux, des oiseaux, des plantes. Cueillir des mûres et des fraises sauvages qui poussaient anarchiquement dans des terrains escarpés qui n’appartenaient à aucun homme. Tailler des silex et des morceaux de bois pour fabriquer des armes primitives avec des segments de cordes pour chasser le petit gibier, marcher pieds nus silencieusement dans l’herbe pour le prendre par surprise. Jouer de la guitare le soir au coin du feu en chantant de vieux hymnes populaires oubliés. Se baigner dans les étangs vaseux avec d’autres enfants semblables à lui, élevés dans les mêmes valeurs, les mêmes traditions et les mêmes rites que lui, sous le regard bienveillant des moniteurs, veillant sur eux comme de grands frères protecteurs. Rêver à la douceur des yeux d’une fille au bord d’un ravin, et se rouler dans l’herbe avec elle, l’embrassant sur les joues, dans le cou, avec l’innocence des jeunes héros des fables, splendides et nus comme des statues de l’antiquité.
Le dimanche soir la terre et les arbres cédaient la place au bitume et à l’asphalte. Lorsque l’autocar de l’organisation de jeunesse traversait la banlieue morne, pour déposer les jeunes garçons dans leurs quartiers au pied de chez eux, son cœur se soulevait. À l’entrée de Paris, il voyait défiler des kilomètres de bureaux, construits par milliers afin d’offrir aux classes moyennes un avenir professionnel durable. L’idée de se retrouver un jour entre les murs de ces bâtiments hideux, désincarnés et inutiles, tous faits de verre, de Plexiglas, d’acier et de plastique, lui donnait envie de vomir, ou de s’évader dans l’espace. Une fois sur deux il se mettait à saigner du nez à leur vue. En gravissant par l’ascenseur les cinq étages de son immeuble, il repensait à la nature, et à sa dimension cosmique, à l’immensité des paysages à perte de vue qu’il avait contemplés, aux projections infinies de son imagination sur les grandes étendues vides des prairies et des champs. 
Et sa vision s’écrasait contre les façades uniformes et dominatrices de la ville. Une nouvelle semaine d’adaptation et de morne servitude l’attendait, parmi ses camarades, ses professeurs, ses parents. Il serait forcé de raser les murs, de jouer le jeu, de participer à la mascarade générale, à l’hypocrisie de ses camarades, sursocialisé, suradapté, intoxiqué par la norme sociale. Il passerait chaque année dans la classe supérieure, puis son Baccalauréat, puis son permis de conduire, puis ses examens quand viendrait le temps d’effectuer des études, puis des concours diplômants, puis des entretiens d’embauche, et ce sera le salariat. Encore et toujours, il faudra enfiler un costume et des masques, se conformer à l’ordre ambiant, se faire discret, se fondre dans la masse. 
Cadre parmi les cadres, salarié parmi les salariés, employé parmi les employés, esclave parmi les esclaves. La société post-industrielle de services exigeait de ses sujets une adhésion radicale, une totale abdication de leur être. Son grand appartement vide sera rempli d’artefacts ménagers, robots-cuiseurs, robots-mixers, robots-laveurs, cuisine équipée, consoles de jeux et téléviseur à écran plat. Ses voisins et ses collègues auraient les mêmes. Ils auraient la même vie. Et tout s’était déroulé à peu près comme prévu, avec en surcroît de la suradaptation, la précarisation causée par le chômage de masse. Et l’insécurité causée par l’immigration de masse. 
Parfois il repensait avec nostalgie au paradis perdu de l’enfance, aux journées passées à courir dans les champs et à jouer dans les bois, aux soirées écoulées à écouter les histoires séculaires des paysans au fond des fermes, à leur venir en aide en trayant les vaches et en ramassant les fruits de la terre. Leur vie de labeur et de peine lui paraissait plus dure et plus fastidieuse que la sienne, mais tellement plus heureuse. La société urbaine post-industrielle offrait un éventail d’expériences de vie en tous points inférieures, en qualité comme en intensité et en nombre, à l’odyssée quotidienne du paysan virgilien, en tête à tête avec l’éternité et le cosmos sous le ciel étoilé de son domaine. La vie rurale lui apparaissait comme une grande fête dionysiaque, où le travail et le plaisir se confondaient, loin de l’enfer social et du cauchemar urbain. »

Extrait de mon roman UNE JEUNESSE D’EUROPE, 692 pages, aux Éditions de la Reine Rouge.

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Image : Paul Richter dans Les Nibelungen - Partie 1 : La Mort de Siegfried de Fritz Lang, 1924.