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DÉCONDITIONNEMENT ET SÉCESSION COMMUNAUTAIRE

" Nos frontières étaient aussi sacrées que nos corps, qui étaient comme des sanctuaires. Chacun des membres de la communauté aurait pu se sacrifier pour protéger l’un d’entre nous.
Un jour nous le savons, nous serons attaqués par l’État. Nos ennemis viendront nous chercher jusque dans notre paradis pour nous assiéger et nous ramener dans leur monde. Ils nous imposeront de revenir parmi eux, de nous soumettre à la société qui nous a privé de notre puissance.
Dès notre naissance, ils nous ont rendus esclaves. Par leurs artefacts technologiques et leur milliards de marchandises, ils ont confisqué notre souveraineté sur nos consciences et sur nos vies. Ils ont vendu notre temps de cerveau, disponible pour la rêverie et les divagations de l’esprit, à des publicitaires et des propagandistes de l’industrie du loisir. Ils nous ont abrutis, suradaptés, dépolitisés, désubjectivés, dénaturés, déshumanisés.
Ils ont fait de nous des machines détraquées et commandées par nos pulsions, programmées pour acheter, scroller, voter, obéir à leurs injonctions toujours plus impérieuses et despotiques. Ils nous ont volé notre pays, notre terre, ont arraché nos racines et détruit nos repères, nos religions, nos traditions pour les plonger dans les eaux glacées du capitalisme et de la mondialisation.
Ils nous ont pucés, enregistrés, administrés, tracés, traqués comme des bêtes pour nous localiser partout où nous allions, et pour nous empêcher de nous cacher, de fuir. Ils ont étendu le contrôle sur nos vies jusqu’à nous priver de notre identité, de notre légitimité, de notre dignité d’êtres humains. Ils ont fait de nous des hommes en trop, des êtres surnuméraires, prompts à être numérisés, clonés, remplacés, sacrifiés.
Et ils ne nous laisseront pas nous soustraire à leur pouvoir. Nous avons conquis un morceau de terre arraché à leur domination. Ce village nous appartient désormais. Ils ne nous le reprendront pas. Et ils ne nous reprendront pas.
Ils ne nous rattraperont pas pour nous ramener dans leur monde. Jamais nous ne nous laisserons réintégrer à cette société qui nous a rendus haineux, malheureux et fous. Mais nous savons que tôt ou tard, ils essayeront. Et pour conserver notre liberté, nous serons prêts à payer le prix.
Tous les jours, avec mes frères de sang, je m’entraîne assidûment au tir. Quand nous ne tirons pas sur des cibles immobiles, nous visons de petits animaux sauvages que nous surprenons dans la nature. Voir mourir une bête sous nos balles est une préparation psychologique à voir mourir un homme.
J’ai tué plusieurs nuisibles au bord de l’étang avec ma carabine. Je les ai regardés expirer sans haine ni états d’âme, en soutenant leurs regards tandis qu’ils fermaient les yeux.
Je sais désormais que je pourrais tuer un flic. Mes frères les plus compétents se concentrent sur la sécurité informatique et sur la stratégie numérique de défense. Nous avons dans la tour de quoi hacker le compte de la sécurité sociale, ou mettre à l’arrêt toutes les centrales nucléaires de ce pays. Le système de surveillance que nos meilleurs ingénieurs nous ont élaboré a le pouvoir d’anticiper n’importe laquelle de leurs attaques.
Mais la défense est avant tout une affaire d’hommes. Et toute société organisée a besoin de soldats. J’en fais maintenant partie, et j’accepte ma mission avec humilité et honneur.
Lorsque viendra l’heure de défendre notre village, je serai disposé à tirer sur la police. Je ne sais pas si dans leurs rangs, ils croient assez dans les vertus de leur société pour accepter de se sacrifier au combat contre nous, mais en ce qui me concerne, une chose est sûre. Je n’ai jamais été apaisé, intégré et heureux dans leur monde.
Dans ma communauté, j’ai trouvé mon bonheur et ma place. Je la défendrai coûte que coûte, et même au prix de ma vie.Je suis prêt à mourir pour ma communauté."

Extrait de mon roman "Une Jeunesse d'Europe", 692 pages, aux Éditions de la Reine Rouge.

Informations et commandes : https://www.amazon.fr/Une-Jeunesse-dEurope-Nicolas-Bault/dp/2958352757

Image : "Dear Wendy" de Thomas Vinterberg, 2005.