“C’est parce que nous vivons de mort lente
que nous rêvons de mort violente.
Et ce rêve même est insupportable au pouvoir.”
Jean Baudrillard
Les missiles américains se répandent sur l’Allemagne. Réduisant à néant les derniers bastions du nazisme. Tandis que l’Union Soviétique achève de détruire les forces de l’Axe sur le front de l’Est, deux G.I. en permission dissertent calmement, avec indifférence, sur le destin de l’Europe. Fatigués et passablement ivres, il leur semble évident que désormais, tout sera fait à l’Ouest pour que plus jamais le pouvoir ne puisse se concentrer entre les mains d’un chef.
Nous sommes en hiver 1944 et le monde s’apprête à pénétrer dans une nouvelle dimension bipolaire, où l’équilibre géostratégique entre les blocs antagonistes se cristallisera dans la terreur.
Alors que la guerre prend fin, à Londres, un scientifique impliqué dans le service de renseignement étudiant la trajectoire des projectiles V2, pense la situation en ces termes :
« (…) si l’on parvenait à remplacer les personnalités par un pouvoir abstrait, si l’on parvenait à adapter les principes de gestion des grandes sociétés, ne pouvait-on imaginer pour les nations une existence rationnelle ? Un des plus grands espoirs de l’après-guerre : éviter que fût encore possible la fascination exercée par un seul... Il fallait travailler à ce rationalisme tant qu’on en avait le temps et les moyens... »
Cette atmosphère irréelle, baignée dans le halo blanc du rayonnement radiatif, constitue la toile de fond du grand roman de Thomas Pynchon L’Arc-En-Ciel de la Gravité, méditation post-moderne sur la persistance de l’âme après la mort.
Ce qui se joue de décisif à cet instant, c’est la compréhension, intellectuelle ou instinctive, mais globalement partagée par cette galerie de personnages pris dans la complexité d’une séquence historique, des manœuvres de l’Occident pour le demi-siècle à venir.
Les élites américaines, désireuses de contenir les pulsions belliqueuses et les poussées hégémoniques des anciennes puissances impérialistes, vont conduire petit à petit les dirigeants européens vers la sortie de la démocratie.
Déjà avant-guerre, les pacifistes Freud et Einstein, confrontés à l’inéluctabilité du conflit armé, échangeaient dans leur correspondance sur les moyens possibles d’éviter la guerre. L’un tablait sur la nécessité de « soumettre les hommes à la dictature de la raison », tandis que l’autre, de façon plus subtile mais tout aussi inquiétante, envisageait de confier les clefs d’un pouvoir international à un comité indépendant, composé de juges intelligents et raisonnables, capables d’administrer par des décisions éclairées la totalité des grandes questions régaliennes, sans que les peuples ne puissent les infléchir.
Il est vrai que l’idée de souveraineté populaire, d’autodétermination des identités collectives a été fortement abimée par l’unanimité du vote Hitler, et par les horreurs qui s’ensuivirent.
On a très peu rappelé, à dessein, que le nazisme avait été avant toute chose une aventure des classes dirigeantes et de la haute bourgeoisie industrielle. Les organisations syndicales ouvrières, comme le rappelle Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, étaient bien trop occupées à l’époque par la dynamique de la lutte des classes pour implanter la question juive au centre du conflit social.
Le haut patronat allemand, sensible au redressement de l’Italie par l’action économique du parti fasciste, et anxieux de la tentation du prolétariat envers le communisme, encouragea avec une dilection certaine la montée en puissance de l’appareil doctrinal professé par celui que les médias dominants de l’époque décrivaient non sans admiration comme un «Mussolini allemand ».
Mais pourtant, l’erreur historique reste, par l’action d’une intense, constante, et remarquable propagande bourgeoise, attribuée au peuple seul. Le vote populaire à la faveur d’Hitler, bien que ce dernier se soit empressé de liquider la démocratie aussitôt élu, demeure l’argument le plus couramment exprimé par le corps élitaire pour stigmatiser la conscience populaire et le processus démocratique, oubliant au passage que la quasi-totalité des acteurs du capitalisme industriel et financier, des institutions, mais aussi des universitaires, des intellectuels et des élites reconnues de l’époque ont travaillé sans relâche à créer un climat idéologique et sociétal propice à ce résultat, et ont par la suite largement collaboré au régime.
C’est aussi par cette réduction tendancieuse du nazisme à un épisode « populiste », par cette stigmatisation exercée sur les classes populaires, et en s’imposant en dernier lieu comme le garant de la survie de la civilisation, que la bourgeoisie libérale a réussi à faire triompher son programme.
Par un tour de passe-passe tellement habile qu’elle a réussi à se persuader elle-même d’agir pour le bien commun, voire pour le salut de l’humanité, alors qu’elle a « noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sensibilité traditionnelle, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange » (Marx & Engels).
Au terme d’un processus historique de près de cinquante ans, au moment où la chute du mur de Berlin sanctionne l’avènement d’un monde monopolaire, la bourgeoisie du monde entier célèbre le triomphe absolu du capitalisme.
CAPITALISME
En 1992, le traité de Maastrich entérine le sacrifice consenti des nations souveraines d’Europe. Les peuples européens, sous la pression de leurs dirigeants, renoncent par la voie des urnes à leur capacité d’action économique, à leur pouvoir de création monétaire, à leur indépendance, et par là même à leurs frontières, à leur diversité, à leurs identités. Ils savent maintenant depuis longtemps que, collectivement, ils ont toujours tort. Que les élites, qui ont envoyé 10 millions de jeunes hommes se faire massacrer dans les tranchées en 1914, sont par essence des gens raisonnables, et que l’on peut leur faire confiance.
Un contrat tacite est passé entre les citoyens du nouvel État supranational en construction et ses architectes occultes, tapis à Bruxelles dans des bureaux anonymes.
Il contient des éléments du pacte classique, renouvelé sans cesse au cours de l’Histoire, que Thomas Hobbes théorise dans le Léviathan. Le peuple renonce à son pouvoir de nuire, et en échange il obtient la protection de l’État.
En explorant le Malaise dans la Civilisation, Sigmund Freud rappelle en 1930 que l’on ne sacrifie pas impunément sa liberté pour davantage de sécurité, que toute affirmation d’un cadre sécuritaire produit invariablement une hausse tendancielle de l’agressivité.
Mais peu importe, l’Occident est sur un nuage. À l’heure de la réunification de l’Allemagne, Francis Fukuyama avait annoncé La Fin de L’Histoire. L’avènement d’un monde enfin juste.
Désormais, ce sera pour tout le monde le même horizon indépassable, le mode de vie bourgeois comme cadre de vie idéal, dans un monde globalisé, organisé autour de la consommation de masse. Et la volonté prédatrice du mode de vie liquide sera de s’étendre à toutes les couches sociales, et à tous les continents.
Il est toujours très compliqué, du fait de son narcissisme, de sa névrose égalisante et autoréférentielle, de faire entendre à un bourgeois occidental, conditionné par une conception purement matérialiste et économiste des affects et des besoins d’autrui, que sa position dans le monde est certes confortable, mais n’est pas nécessairement sujette à être enviée par l’humanité entière.
La perspective colonialiste, hégémoniste, issue de l’âge d’or de l’impérialisme, se prolonge sous une forme pacifiée. Le projet des Lumières, d’apporter la civilisation et l’idéologie des droits de l’homme dans les régions du monde encore soumises à l’obscurantisme et à la barbarie, s’est dilué dans une marche universelle du progrès de tous, où l’occidentalisation du monde se confond avec l’amélioration des conditions de vie des peuples.
À l’horizon de la consommation, dans ce monde mimétique, nous sommes tous appelés à faire les mêmes rêves, à éprouver les mêmes désirs, à nous ressembler tous un peu, et pourquoi pas à nous aimer dans le cadre d’une universelle relation de miroir.
La dissolution de toute conflictualité, élément intrinsèque des rapports sociaux, consubstantiel à toute formation politique, sera l’objectif déterminé de la transformation du monde en espace neutre. Elle s’accompagnera en parallèle de la dissolution des rapports sociaux.
L’accession à la bourgeoisie sera pour tous l’unique espérance, comme la promesse d’un monde pacifié, décloisonné, où les relations humaines ne seront plus administrées que sur « la seule base du contrat juridique et de l’échange marchand » (Alain de Benoist).
Épître aux Galates 3 : 28 « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ ». Comme Paul de Tarse a imposé le paradigme de l’indifférenciation, et a universalisé la notion de Dieu Unique, la bourgeoisie libérale s’est finalement installée sur le mythe totalitaire du corps social Unique, de la société sans classe, où il n’y plus de dominants, plus de dominés, plus d’ouvriers, plus de propriétaires, plus de patriarcat, plus de matriarcat, plus de droite ni de gauche, et où l’idée d’une classe moyenne universelle avec ses infinités de strates secondaires opacifie l’antagonisme un peu gênant – parce que radical – entre bourgeoisie possédante et prolétariat.
Il n’y aura plus d’affrontements de classes sur le motif d’intérêts divergents, il n’y aura plus que des solutions techniques à des problèmes touchant à l’intérêt général. L’ordre social demeurera hiérarchique dans les faits mais impliquera théoriquement une mobilité et une réversibilité qui garantit un équilibre structurel.
Une société inégalitaire mais où tout est réversible. Le piège du Capital s’est refermé, et on ne sort plus.
La méritocratie et la valeur-travail comme possibi-lité théorique d’ascension et de salut, comme légitimation de la propriété privée, c’est avec cela que le capitalisme industriel a supplanté la féodalité, en s’opposant ainsi à un monde d’autrefois, fondamentalement injuste, reposant sur une distribution aléatoire et élective des positions sociales et des niveaux de fortune.
Personne en ces temps ne pensait devoir sa situation à autre chose qu’à l’arbitraire de la providence ou de la fatalité. C’est le consentement général à ce qui se présentait comme un ordre naturel que le capitalisme a abrogé.
Mais c’est en érigeant le fonctionnement de l’économie comme pilier porteur de la société, que l’on a pu justifier, tout en abolissant le devoir intrinsèque de protection des dominants envers les serfs, l’usage inique de la propriété patrimoniale lucrative pour exploiter sans ménagement le travail d’autrui.
Ne jamais laisser d’espace vide ni de champ libre à l’inutile, à la rêverie, la beauté simple et gratuite. Exploiter, maximiser tous les possibles. Chaque centimètre de terrain, chaque possession, chaque objet et chaque être, tout doit être profitable, et rapporté à sa valeur d’usage. La bourgeoise hait tout ce qui ne se vend pas, tout ce qui n’a pas de prix.
Le capitalisme libéral, en plaçant l’émancipation de l’individu hors de la communauté comme valeur cardinale, en abattant toute autorité étatique, religieuse, syndicale, et même petit à petit l’appareil de surveillance politique incarnée par les partis, a radicalisé sous une forme laïque la conception chrétienne du libre-arbitre.
La réversibilité intégrale comme idéal de justice constitue l’appareil de séduction et de coercition le plus redoutable du capitalisme libéral. Vous avez le choix.
Ce que nous sollicitons, c’est donc votre libre-arbitre. C’est l’exercice de votre liberté individuelle, ontologique, de vous en sortir en pénétrant sur le marché mondial, pour vous épanouir dans une saine compétition généralisée, où chacun est appelé à maximiser les potentialités lucratives de son être, et à se réaliser pleinement lui-même, sans rien laisser de lui en jachère, en exploitant le plus possible chaque segment du terrain de ses facultés individuelles.
Vous êtes invités à souffrir sous le soleil du capitalisme. Donnez le meilleur de vous-même pour mériter votre absolution, ou bien rampez. Tentez votre chance, assumez l’équation bénéfice-risque, ou bien vivez comme des minables dans la honte. Parce que, ne l’oubliez jamais, on vous a donné à tous votre chance. Les acquis de naissance, les facultés héréditaires, le capital réel ou symbolique hérité ne sont que des facteurs secondaires. Si vous actez votre émancipation, c’est que vous vous êtes, d’une façon ou d’une autre, donné les moyens de réussir. Sinon, vous êtes responsables de votre échec. Dans les deux cas, vous méritez votre position sociale.
Ce modèle ainsi décrit de façon sèche apparaît tel qu’il est vécu par la majorité : hyper-déterministe et ultra-violent. Comme une expérience sadique d’écologie radicale, sociale-darwiniste, hygiénique et sans pitié, aussi cruelle et cynique que la société imaginée par Bernard de Mandeville dans La Fable des Abeilles (1714), où « les pires d’entre nous » sont encouragés à maximiser leurs penchants les plus naturels à l’égoïsme, avec l’idée que « les vices privés font les vertus publiques ». Le bénéfice de leurs actions irait aux plus fragiles par l’opération mystérieuse de la providence, et, un peu à la façon des « premiers de cordées » (expression récente plus imagée), les prédateurs, agissant sans le savoir pour le bien de tous, constitueraient le moteur de l’économie et devraient à tout prix, dans l’intérêt général, être révérés et favorisés le plus possible.
Cette proposition, mise à nue, apparaît telle qu’elle est : terrifiante. C’est pourtant celle qui constitue la matrice du libéralisme, et de son corollaire, le capitalisme. Et aucune nuance, aucun aménagement visant à rendre ce système plus égalitaire ou plus humain ne parviendront jamais à effacer complètement cette architecture initiale.
Mais l’un des plus extraordinaires atouts du capitalisme – qui est, rappelons-le, libéral par essence – outre sa plasticité, sa capacité unique de mutation et d’adaptation à toutes les évolutions technologiques et sociétales, est son pouvoir de séduction.
Ce pouvoir de séduction, peut-être plus encore que sur sa faculté de réification et de récupération esthétique ou marchande de tout ce qui s’oppose un tant soit peu à lui, repose sur l’idée que le capitalisme peut-être amendé, que l’on peut corriger ses excès, que l’on peut infléchir la marche inéluctable du Progrès – qui est sa boussole dans le temps – dans la direction positive voulue par l’humanité.
Si l’on peut de toute façon amender le capitalisme, il ne peut être structurellement remis en cause. Il est donc indépassable, et constitue le seul système de production et de gestion sociale envisageable à horizon lointain, à condition d’être appliqué selon une logique de régulation et à une échelle raisonnable.
Le gros problème, c’est qu’il ne peut prétendre à façonner un monde juste que s’il promet de s’étendre aux dimensions de l’humanité entière. S’il se res-treint à un cadre national ou communautaire, il sort de sa logique. C’est pour cela qu’il ne peut supporter la diversité sous quelques formes que ce soit.
Le capitalisme est hégémonique par nature, et voulant le bien de l’humanité, au-delà de toute catégorie politique, il ne peut envisager celui qui s’oppose à lui que comme un ennemi résolu de l’humanité entière. C’est pourquoi le capitalisme est aussi totalitaire par nature.
Les utopies communistes du XIXème siècle ont pensé longtemps que ses contradictions le conduiraient à s’autodétruire, mais les expériences étatiques de socialisme concret s’étant effondrées en laissant derrière elles le bilan que l’on connaît, le capitalisme n’a plus désormais qu’à faire ce qu’il sait faire de mieux sur un terrain mondial, débarrassé de toute entrave et de toute concurrence : séduire, se vendre, et imposer partout l’économie de marché.
Et c’est ainsi que sous le haut patronage de la monnaie Unique, du marché Unique, et peut-être bientôt du gouvernent Unique – des juges administrant les codes et les règlements du marché mondial – que la bourgeoisie libérale a triomphé de ce qui restait encore de communautés humaines et de sociétés traditionnelles en Occident.
Faire de l’Europe non plus un creuset de cultures très diverses unies au-delà de leurs différences par un héritage commun ou par un idéal politique, mais la somme de l’addition du plus grand nombre de consommateurs au monde. Des consommateurs façonnés sur un modèle unique, conditionnés à désirer les mêmes objets, fabriqués par milliards par les mêmes, pour les mêmes. Dans un espace encore défini, mais peut-être plus pour longtemps, puisqu’il a vocation de s’élargir. L’angoisse profonde du capitalisme mondialisé, l’obsession qui le travaille, est de manquer d’espace.
Les défenseurs de l’Euro et du traité de Maastrich promettaient aux Français l’éternité de la paix, le plein-emploi, l’amélioration générale des conditions de vie, un accès privilégié à la consommation, l’amitié entre les peuples, le redémarrage de la croissance, et que la dislocation programmée du tissu industriel laisserait le champ libre à de nouveaux emplois axés sur la transition numérique, et les services à la personne.
Les décomptes statistiques établis par les organismes agréés nous démontrent régulièrement une hausse du niveau de vie en Europe. Mais l’effondrement concomitant des taux de fécondité (les Européens ne se reproduisent plus), et des taux de suicide (les Européens n’espèrent plus de l’avenir, donc leur vie n’est plus une immense et inconsolable déception, mais seulement un long rêve de mort) laissent supposer dans quel état de délabrement psychique se trouvent, vingt ans après, ces populations européennes, propulsées les unes contre les autres par les traités de libre-échange dans une zone de compétition économique maximale.
Mais alors, qu’en est-il de la promesse de plénitude universelle, gravée dans le marbre, du traité de Maastrich ?
VIOLENCE
Les poches de violence contenue par la fatigue des sens sont bientôt prêtes à éclater.
Au fur et à mesure du rétrécissement du monde, de l’écrasement des différences, de la standardisation des cultures et de l’homogénéisation des masses.
La bourgeoisie libérale et le corps élitaire de Maastrich nous ont vendu un monde ouvert, où les cultures se rencontreraient, se nourriraient d’échanges et se renforceraient mutuellement dans un altruisme amical. Au contraire, la libre circulation des capitaux et des individus a aplati les paysages urbains, désertifié les campagnes, dispersé les communautés humaines.
À chaque capitale ses rues immondes, pleines de ces boutiques clinquantes et odieuses, ces enseignes internationales que l’on retrouve partout, qui envahissent tout, afin que partout les riches zombies cosmopolites puissent reconduire leurs seuls réflexes, acheter, posséder, et se sentir partout chez eux.
L’univers rétrécit quand les pays se ressemblent. Et la triste vérité est que les gens voyagent moins. Bientôt ne voyageront plus. Les pays se ressemblent. Et les gens se ressemblent. Les paysages sont les mêmes, les objets de consommation sont les mêmes, et si les rêves sont les mêmes, les gens deviennent, eux aussi, les mêmes.
« Le coefficient de réalité est proportionnel à la réserve d’imaginaire qui lui donne son poids spécifique. Lorsque la carte couvre tout le territoire, quelque chose comme le principe de réalité disparaît. » (Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, 1976).
Le processus de déréalisation est en cours. Et la bourgeoisie urbaine, libérale, cosmopolite, étouffe de son ennui, de sa lassitude à être. Le monde qu’elle a créé lui est par trop semblable, trop étroit, trop irréel. Elle n’a plus accès au froid, à la matière. Tout est tiède, et plus rien n’a d’esprit, rien n’a d’essence. Les corps bourgeois, liquides, glissent dans l’abstraction. Dans l’appel d’air des climatiseurs, dans les avions, dans les nuages.
Comme le suggère Lacan, le réel, c’est ce qui nous résiste. Et plus rien ne résiste à la tiédeur bourgeoise. À l’air liquide. À la vapeur. Le seul affect persistant qui les travaille, qui les réveille, c’est celui, croissant, consubstantiel à leur mode de vie, celui qu’ils ont tout le temps, au-delà du réel, partout avec eux, chevillé au corps : c’est la peur.
Peur des pauvres. Peur du peuple. Peur de l’insurrection populaire. Peur que la réunion fantasmée des classes populaires dispersées, atomisées et isolées renverse leurs privilèges et abatte le monde virtuel qu’ils ont créé pour le malheur de tous et au bénéfice de quelques-uns.
Peur du retour de la matière, peur du visage de l’Autre absolu, celui qu’on a jeté hors de soi pour se différencier, dans la révulsion et l’horreur, celui qu’on a jeté à l’écart comme de la pourriture, pas le visage du migrant, pas le visage du lépreux, celui qu’on ne voit pas dans le reflet du miroir, jamais en bas de chez soi, le visage angoissant de l’altérité radicale : le visage du prolétaire, porteur des stigmates de la vie au travail.
C’est à cette peur primale, quasi-primitive, que le mouvement des Gilets Jaunes en France, et son unification dans les rues de Paris, a donné corps.
Peur du visage de l’autochtone, du sédentaire, de l’invariant anthropologique et culturel, de celui qui n’est pas en mouvement, qui n’est pas adapté, qui ne va pas assez vite, de celui qui n’aurait pas acté son émancipation du groupe humain, celui qui meurt noyé dans l’océan de la mondialisation, celui qu’on a repoussé loin de soi, hors de soi. L’ennemi.
Peur du petit peuple. Celui qu’on a voulu faire disparaître. Celui qu’on imagine chargé d’affects négatifs et malsains, celui qu’on ne perçoit que comme une entité collective menaçante, celui qu’on se plaît à imaginer comme une populace bigarrée et hurlante, qu’Emmanuel Macron nomme, dans un formidable reflux d’inconscient de classe : « une foule haineuse », ou le « retour des années 30».
L’ennemi de classe. Le véritable ennemi, celui qui abat au sein de la bourgeoisie les divisions superficielles entre droite et gauche, jeunes et vieux, catholiques et athées, conservateurs et progressistes, intellectuels et marchands.
La bourgeoisie sait réaliser l’union stratégique de toutes ses branches lorsqu’elle sent ses intérêts menacés. Elle sait identifier son véritable ennemi, le localiser, le désigner et même le nommer : le véritable ennemi, il est dans la rue, sur les Champs-Elysées, c’est le Gilet Jaune, ce sont les classes populaires.
Elle sait aussi inventer des artifices rhétoriques et sophistiques impressionnants pour justifier la répression hallucinante de violence qu’elle a su encourager pour mater la révolte et protéger ses biens. L’intelligence bourgeoise ne fonctionne jamais de façon aussi performante que pour trouver des moyens de défendre l’ordre républicain, que l’on pourrait aussi bien appeler sa boutique.
François Bégaudeau, dans sa généalogie de la bêtise bourgeoise (Histoire de ta Bêtise, 2019), rappelle et souligne ce que la bourgeoisie libérale cultivée et éduquée était quasiment parvenue à effacer : son origine et sa nature fondamentalement commerçante. À quel point la quasi-totalité des pensées et des jugements de valeur de la bourgeoisie pouvaient être finalement ramenés à un tropisme commerçant.
L’une des dettes profondes que nous avons au crédit des Gilets Jaunes est d’avoir révélé, au prix de leur sang, le vrai visage de la bourgeoisie libérale, républicaine, progressiste et ouverte : celui d’une coterie de boutiquiers haineux prêts à envoyer la troupe pour conserver ses privilèges.
Et que la lutte des classes est un mouvement partant du sommet de la pyramide sociale et s’attaquant à la base, et non le contraire.
Le mouvement des Gilets Jaunes est avant tout une action défensive, contre la destruction d’un cadre de vie, contre le démantèlement de l’état social, action collective dont l’enjeu principal est prioritairement la survie.
Il est monnaie courante d’entendre les médias dominants parler du « ressentiment du peuple envers les élites ».
La vérité objective, celle qui peut s’observer dans les faits, à la mesure du réel, c’est le ressentiment terrible, de longue date, haineux, acrimonieux, de toutes les classes dominantes de la société, de la petite à la haute bourgeoisie, envers le petit peuple.
Son dégoût viscéral de tout ce qui est populaire. Des vêtements du peuple, des plaisirs du peuple, de son parler, de son bagout. De sa dignité un peu hautaine, de sa fierté un peu insolente. De son honneur et de sa gouaille.
Figure de proue des événements de mai 68, Daniel Cohn-Bendit, au lendemain du Brexit vociférait sur Radio France, au bord du coup de sang : « Il faut arrêter de dire que le peuple a toujours raison ! ». Autrement dit, on en a marre du peuple. Le propos de cet individu symptomatique, depuis toujours proche du pouvoir, qui continue encore aujourd’hui d’incarner l’improbable intrication du libéral et du libertaire, a le mérite de la clarté, et même d’une certaine franchise.
Le vote ouvrier a sanctionné la sortie de l’Angleterre du piège européen. Le logiciel démocratique a permis une traduction politique et une réponse concrète du peuple à la volonté des élites. Le projet technocratique de fondre les pays européens dans un État supranational, puis par extension dans un immense marché mondial qu’ils appelleront Les États-Unis du Monde, se fera sans les Anglais. L’ancien meneur de la Commune étudiante qui, cinquante ans plus tôt, rendant visite aux employés des usines Renault afin de s’allier les travailleurs, trouva les portes closes, est plongé dans un état proche de la fureur. Le peuple l’a de nouveau contrarié.
Il est insupportable pour cette génération qui a tué ses parents (pour se libérer de toute autorité) avant de tuer ses enfants (pour s’affranchir de toute responsabilité), de rencontrer une résistance.
Si les dirigeants français n’ont plus de pouvoir d’action économique, plus de capacité de création monétaire, et ont choisi la soumission à l’Allemagne et la sortie de l’Histoire, ce n’est sûrement pas pour que le peuple reprenne son avenir en main, et redevienne acteur de sa destinée. Autrement dit, qu’il se remette à exercer un pouvoir de décision dont les dirigeants eux-mêmes ont voulu se débarrasser.
L’amertume et le ressentiment des classes dirigeantes envers le peuple est un problème de longue date, et peut être mis en perspective – au moins en partie – avec la dégradation objective des conditions de vie de la majorité des Français.
À la concentration maximale des secteurs d’activité économique dans la capitale et dans les grandes villes répond un problème de surpopulation, d’entassement, de saturation de l’espace urbain et de rétrécissement du cadre de vie personnel, par conséquence une atrophie de la vie intime. Le bruit, la publicité, la pression sociale constante et l’anonymat provoquent un surinvestissement de l’appareil psychique et asphyxient l’imaginaire et la vie intérieure.
La promiscuité, alliée à l’extrême mobilité des individus (relative à la multiplications des locations saisonnières et à la diminution des habitations au long cours), inversement proportionnelle à la mobilité sociale, a détruit les rapports sociaux et pousse à voir en l’autre, en premier lieu, un adversaire potentiel, un concurrent, voire un ennemi.
L’augmentation constante des prix des logements, conséquents à la spéculation immobilière, en plus de rendre inaccessible à la majorité la propriété privée de sa résidence, élève les propriétaires de biens à des niveaux de richesse patrimoniale absurde, incomparable avec les revenus du travail. Ce décalage de plus en plus important confine à l’indécence, et déréa-lise, délégitime, la motivation intrinsèque du travail salarié.
Augmentation exponentielle de la valeur immobilière, mais stagnation des salaires, et stabilité du taux de chômage, devenu structurel. La génération bourgeoise libérale issue de mai 68 et bénéficiaire des 30 années de croissance économique, a définitivement sacrifié la jeunesse de son pays.
Cette situation pathologique de paralysie sociale explique aussi l’impossibilité des jeunes de milieu urbain à se révolter contre un système qui les humilie, les martyrise.
Devenues le conservatoire d’une tranche d’âge surnuméraire, les universités n’ont plus de raison d’être que de retenir le plus longtemps possible les corps des étudiants hors de la jungle du marché du travail.
Les effets dévastateurs d’un mode de vie répétitif et sans avenir, ponctué d’examens incessants qui n’ont d’autre fonction réelle que de vérifier la capacité d’adaptation et de conformité des sujets envers le système et le discours produit, induisent des dépressions, parfois des suicides, des anomies collectives et des sentiments de déréliction, de désubjectivation.
Les conséquences des études prolongées sur les corps sont également délétères. La position assise, l’absence d’activité physique, la fréquentation des fêtes et la mauvaise alimentation, sur la durée interminable d’un cursus tertiaire, rendent souvent à moyen terme les corps plus fragiles, plus fatigables, moins endu-rants à l’épreuve et à la contrainte physique.
A vingt-huit ans passés, à la fin du cycle universitaire, les étudiants sont lâchés dans la nature dans un état d’épuisement physique et psychologique tel qu’ils ne sont tout simplement plus en état de se révolter.
La dépendance matérielle prolongée à leurs parents, qui les ont sacrifiés, produit artificiellement un attachement et une reconnaissance profondément ancrée envers leurs aînés, ce qui rend encore plus impossible toute manœuvre de sédition. L’endettement ontologique semble infini, et la privation de liberté est totale.
Le démographe Emmanuel Todd, dans son dernier ouvrage (Les Luttes de classes en France au XXIème siècle, 2020) a insisté sur les effets pervers de la stratification éducative. En effet, que plus de 40% des jeunes générations de 19 à 34 ans aient suivi des études supérieures et soient détenteurs d’un diplôme d’État, même d’une valeur complètement nulle, les induit en fin de compte à se sentir véritablement supérieurs au reste de la population.
Cette forme d’endogamie, conséquence de cette hypertrophie croissante de la masse des diplômés, se traduit dans l’attitude de cette portion de la jeunesse de plus en plus habituée à vivre en vase clos, par un mépris plus ou moins conscient, ou du moins par une absence de solidarité, envers les 60% de jeunes travailleurs ou chômeurs non-diplômés, la plupart concentrés dans les zones que le géographe Christophe Guilluy appelle « la France périphérique ».
Il est triste de constater que le cœur de l’inconscient inégalitaire de la société française soit concentré sur cette tranche d’âge, pourtant la première victime d’une organisation sociale profondément injuste et inégalitaire.
Car l’Histoire nous apprend que toutes les grandes révoltes ayant arraché à la classe dominante des acquis sociaux sur fond de revendication égalitaire sont l’œuvre de la jeunesse, et que la moyenne d’âge des révolutionnaires gravitait justement autour de 28 ans.
Les jeunes diplômés d’aujourd’hui subissent également une baisse vertigineuse de la qualité de l’enseignement. L’accès au savoir étant plus que jamais verrouillé par la dégradation de l’apprentissage de la grammaire, des sciences, des langues, de l’Histoire. La génération 68 prenait paradoxalement le savoir et les études moins au sérieux (leur fonction principale d’instruments d’accès au pouvoir était beaucoup plus claire dans leurs têtes), mais ont pu se servir des armes de la connaissance pour renverser la génération précédente, car ils dépassaient leurs aînés en savoir.
Les vieux d’aujourd’hui, artisans de la déchéance éducative, déconstructeurs de l’école et de l’université, bénéficient en moyenne d’un niveau d’instruction supérieur à celui de leurs descendants, et exercent à ce titre, en plus d’un pouvoir financier et d’un pouvoir institutionnel, un pouvoir symbolique : un pouvoir par le savoir.
C’est ainsi que l’on assiste à un retournement du concept de l’ascenseur social, à un transclassisme descendant particulièrement cruel. Si, par le passé, du fait d’une mobilité sociale ascendante, certains enfants de paysans ou d’ouvriers pouvaient – théoriquement – accéder à la fonction publique ou bien aux professions libérales, et par ce biais à la bourgeoisie, à la propriété, les enfants des bourgeois d’aujourd’hui subissent eux-mêmes un déclassement.
Le bourgeois d’aujourd’hui vit objectivement lui-même dans des conditions au fond relativement médiocres, propriétaire par endettement à vie de son domicile personnel en centre-ville, dans un environnement saturé devenu presque invivable. Son fils sera un fonctionnaire mal payé, ou un employé prolétarisé, résidant en banlieue, détenteur d’un diplôme inutile et partiellement dépendant des ressources financières de ses parents. Son petit-fils, lui, appartiendra à un sous-prolétariat de nouvelle génération, et sera complètement dépendant, à la fois de l’État et de sa famille. Intérimaire précaire, sans statut, sans diplôme et sans contrat de travail, on lui refusera même la location d’un une-pièce.
Et c’est sur lui, repoussé par la cruauté du capitalisme libéral à la périphérie, loin des villes, invisibilisé, infériorisé et ignoré par la bourgeoisie dominante, que s’exercera prioritairement la violence.
La petite bourgeoisie urbaine et éduquée a tort de le mépriser, car elle connaîtra le même sort, lorsque la vengeance de la classe dominante sur le peuple sera actée et consommée.
Ce sont eux, les gens du peuple des ronds-points, qui subissent les mesures sadiques de la classe dominante. La destruction du tissu industriel. Le démantèlement d’usines subventionnées par l’État que les patrons n’hésitent pas pour autant à délocaliser, invoquant outrageusement une pression fiscale trop forte.
Le chantage à la mobilité exercé sur les travailleurs, à qui l’on demande d’abandonner leurs racines, leurs attaches affectives, leurs habitudes, leur cadre naturel, pour trouver un emploi loin de chez eux, sans quoi on les traite de feignants, de « Gaulois réfractaires ».
Que l’on invite à se donner la peine de « traverser la rue » pour trouver un travail. Alors que la « rue » fait parfois plusieurs dizaines de kilomètres. Et qu’au fur et à mesure que la valeur des appartements en ville augmente, les prix des maisons à la campagne s’effondrent, et ne se négocient parfois que pour quelques milliers d’euros.
Ce sont eux qui subissent cette violence.
La désertification des villages, la disparition des commerces, des cafés, des lieux de vie et de convivialité. La solitude et l’isolement que la dissolution de la communauté villageoise a laissés derrière elle. L’absurdité de l’organisation territoriale, qui déplace vers des zones commerciales tentaculaires et sinistres toute activité commerçante de quartier. Qui condamne des paysages familiers, des départements entiers à la tristesse, à la laideur. Ce sont eux qui subissent l’empoisonnement alimentaire par la grande distribution, le traitement chimique de l’agriculture intensive, la pollution des sols, des eaux, par les déchets toxiques.
Ce sont eux qui subissent le mépris de classe. Les insultes des dirigeants. Les reportages obscènes des chaînes d’informations en continu, qui feignant de s’intéresser à leur sort, leur font le procès de posséder une télévision, une voiture ou une console de jeux. Leur font le procès de ne pas être assez pauvres. Pas assez pauvres pour se plaindre.
Ce sont eux qui subissent les mesures sadiques des gouvernements libéraux, l’augmentation du prix de l’essence, et que l’on traite de sales pollueurs. De sous-diplômés. De débiles. D’alcooliques. De « gens qui ne sont rien ». D’enfants de la nation égoïstes qui malgré toute la « pédagogie » possible ne comprennent rien aux nécessités du bien commun. Ne se soucient pas du sort de l’humanité. Comme si c’était les pauvres qui détruisaient la planète, et non pas le capitalisme.
Le capitalisme au fond, est encore bien embarrassé de ne pas pouvoir se passer de l’exploitation des humains pour réaliser son programme. Son œuvre de destruction sera enfin accomplie lorsque le travail mort des machines et des ordinateurs aura définitivement exterminé le travail vivant.
Ce sont eux qui, ayant échappés aux appareils de normalisation, à la machine infernale méritocratique des études, des concours, de la formation, de l’institution et du marché, sont voués à disparaître, et incarnent l’indésirabilité, la vanité, l’échec. Tout cela autorise un mépris maximal.
Ce sont eux qui subissent la violence sociale, et les quelques pavés arrachés – peut-être d’ailleurs par des agents provocateurs gouvernementaux – sur les trottoirs des Champs-Elysées et jetés sur la tête de la police, les quelques vitrines cassées et voitures incendiées, ne pèsent vraiment pas lourd face à cette brutalité ordinaire.
Enfin, c’est cette violence, qui anime secrètement le cœur haineux de la bourgeoisie libérale, cette envie viscérale d’en découdre avec le peuple, qui s’est échappée du cerveau d’un nombre non négligeable d’hommes politiques et d’intellectuels.
Lorsque, au terme de quelques semaines de manifestations et d’affrontements, dans un état d’euphorie, d’hallucination médiatique, de dépersonnalisation, ou de rupture psychotique avec la réalité, ils ont été plusieurs à appeler publiquement, ni plus ni moins, de manière plus ou moins franche ou indirecte, à en finir avec les Gilets Jaunes.
DÉRÉALISATION
Dans son analyse générale du fonctionnement du capitalisme, Karl Marx insiste sur la place de ce qu’il nomme le sujet automate. La dématérialisation des échanges, de la monnaie, des ressources et du travail ont, conjointement à l’atomisation de l’ensemble du corps social, donné lieu à un phénomène inédit, à un modèle autonome, qui excède le cadre du modèle anthropologique néo-libéral.Apparus comme par génération spontanée, conséquence de l’accélération de la machine de production par la fonction exponentielle – ce que Deleuze et Guattari ont appelé « la libération des flux décodés, déterritorialisés » (L’Anti-Œdipe, 1972) –, une nouvelle classe internationale, auto-engendrée, échappant à tous les conditionnements institutionnels et à la machine despotique des États, a supplanté la logique du consumérisme marchand et des structures de pouvoir.
Cette hyperclasse mondiale, à l’opposé de l’endogamie sociale, du conformisme et de l’homogénéité idéologique des acteurs traditionnels du marché et de l’État, est composée de personnes d’origines, d’opinions et de trajectoires personnelles très diverses.
Ils ne se rejoignent concrètement que par la spécificité du modèle de vie que leur statut médiatique ou leur célébrité leur procure, et se distinguent par leur relation bien spécifique au sommet de la pyramide sociale dont ils se sont affranchis. Cette relation s’organise autour d’une inversion intégrale de l’algèbre du besoin.
En effet, à l’opposé de ce qu’Emmanuel Todd désigne ironiquement comme « l’aristocratie stato-financière » (formée par les 1% situés au sommet de la hiérarchie patrimoniale française, conjuguant oligarchie financiaro-industrielle et haute administration étatique), ils ne dépendent plus aucunement du système qui les a vus naître. Au contraire, c’est désormais le système qui a besoin d’eux, et qui s’accroche désespérément à eux, leur court après, sans jamais pouvoir en saisir la réalité, ou exercer sur eux une quelconque forme de contrôle, de régulation ou de pouvoir.
Les représentants de l’hyperclasse mondiale présentent des caractères « qui échappent à toute référence œdipienne, familiale, personnologique ». (Deleuze et Guattari, L’Anti-Oedipe, 1972).
On peut noter également la résistance absolue des stéréotypes qu’ils incarnent à la grille de lecture traditionnelle des savoirs. Psychologie, sociologie, ethnologie sont impuissantes à articuler autour d’eux une analyse générale.
Ces paramètres, conjugués à l’absolue nouveauté du phénomène, empêchent totalement les sciences humaines de les considérer comme un objet d’étude et de prendre la pleine mesure de leur influence sur le cours de l’Histoire.
On pourrait étudier cette hyperclasse mutante à la lumière de la définition que propose Dany-Robert Dufour du schizo deleuzien :
« (…) il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui-seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. » (Le Divin Marché, 2007).
Le sujet Kim Kardashian, disposant aujourd’hui d’un nombre de followers sur son compte Instagram équivalent à plus de deux fois la population de la France, possède davantage de capacité d’action politique que tous les dirigeants européens réunis.
Qu’elle ne se soit distinguée par nulle activité spécifique ou que sa célébrité ne puisse se rattacher à aucune discipline artistique ou culturelle (elle n’est ni actrice, ni chanteuse, ni même mannequin, encore moins sportive, elle ne correspond même pas aux critères traditionnels de beauté, elle est simplement riche de naissance) suffit à prendre la mesure du phénomène de virtualisation du capitalisme qui est en cours.
Elle est le retour du refoulé du libéralisme, le reflet aveuglant en miroir de la valeur-travail et de la méritocratie. Le retour de l’élection sur le mode de la transcendance et du droit divin. Où le hasard de la naissance prévaut à toutes les opérations volontaires ultérieures.
Son image a le pouvoir de vendre n’importe quel produit, qu’il soit un objet de consommation ou un ensemble idéologique immatériel, il suffit qu’elle en revendique personnellement l’affiliation, le goût et l’usage, ou qu’elle soit représentée en train de s’en servir.
Une telle personnalité a plus d’influence que n’importe quel candidat à la magistrature suprême des États-Unis, et peut infléchir entièrement le cours d’une élection, si ce n’est la remporter. Si l’idée lui vient, par amusement, par défi, ou bien par cruauté, de se prêter au jeu de la conquête politique.
Son mari, Kanye West, est le sujet-étalon conceptuellement idéal du schizo deleuzien. Son parcours définit une courbe linéaire d’ascension sociale qui ne semble pas connaître de finalité ou de limite. Passé de la production d’instrumentaux de Rap à l’interprétation, puis par le stylisme, la marchandisation de produits dérivés, capitaine d’industrie, puis activiste pour la cause de l’émancipation des Afro-Américains, et influenceur dans la sphère de l’art contemporain, il prévoyait de se présenter en 2024 à la présidence des États-Unis dans le camp Républi-cain, et non en 2020, pour ne pas « gêner » la candidature de Donald Trump, qu’il soutenait. Il prétendait qu’à cette date, son usine de prêt-à-porter aura créé tellement d’emplois que sa crédibilité politique sera impossible à contester. Rattrapé par son impatience et par un certain infantilisme, il finira par saboter son organisation initiale en annonçant brusquement sur Twitter sa candidature le 4 juillet 2020 sous la bannière du Birthday Party, soit quatre mois avant l’ouverture des bureaux de votes.
L’irruption de dernière minute de Kanye West dans la bataille électorale fut un échec prévisible, rassemblant tout de même un peu plus de 60000 suffrages. Sa candidature, du fait de sa précipitation et de son caractère quelque peu erratique, n’avait rempli les critères que pour figurer sur les bulletins de 12 des 50 États américains, et n’avait par conséquent aucune chance de l’emporter.
On n’ose imaginer si l’artiste de 43 ans avait pris cette opération un tant soit peu au sérieux.
Proliférant selon un modèle analogue, de jeunes rappeurs (Trippie Redd, Post Malone, Lil Pump...) accèdent à une célébrité mondiale par l’opération aléatoire des algorithmes.
Suscitant l’intérêt des maisons de disques sur le nombre de vues – atteignant parfois le milliard – qu’accumulent leurs clips sur les réseaux sociaux, ils signent avant l’âge de 18 ans des contrats de plusieurs millions de dollars, et accèdent en quelques heures, sans effort particulier – par la simple opération du hasard conjugué à une dérégulation intégrale du système de distribution de l’information – à des niveaux de fortune et d’influence équivalents ou supérieurs à ce que l’oligarchie traditionnelle peut accumuler au cours d’une vie entière d’optimisation patrimoniale et d’exploitation du travail d’autrui. Au-delà de la croissance infinie des opportunités offertes à l’existence humaine, prendre la direction, pour une période donnée, de la première puissance mondiale, apparaît sous l’angle purement ludique, trivial, inconséquent, comme un défi supplémentaire aux déterminismes sociaux et à la résistance finale des institutions.
Il n’y a pas de limite à l’individuation, comme il n’y a pas de limite territoriale, environnementale, morale ou naturelle à l’expansion indéfinie de la constellation infinie des possibilités de l’être.
Comment le suggèrent Deleuze et Guattari, le schizophrène serait-il le sujet terminal du capitalisme comme le dépressif et le parano seraient ceux du despotisme et l’hystérique celui de la machine territoriale ?
L’hyperclasse mondiale apparaît en tout cas comme une production absolue du capitalisme libéral, mais une production autonome, fonctionnant au-delà de la machine de production et de consommation. Relativement au système, elle se situe en excès.
L’hyperclasse mondiale, libérée de la prison du surmoi et de la dictature du principe de réalité, sera à l’avant-garde de toutes les mutations technologiques, métaphysiques, civilisationnelles qui jalonneront la trajectoire de l’humanité dans les années à venir. Elle sera pionnière dans la conquête spatiale, dans l’évolution de la médecine prédictive, dans l’application des bénéfices des découvertes scientifiques, notamment en matière de génétique, et pourra vivre 1000 ans.
Les dirigeants européens et leurs alliés de l’oligarchie, à bout de souffle, courent après le destin de l’hyperclasse mondiale, mais se rendent bien compte que la fonction exponentielle du système dont ils dépendent eux-mêmes a échappé à leur contrôle, et qu’à ce jeu de la roulette russe, ils sont simplement au sommet de la pyramide des perdants.
L’hyperclasse mondiale a ringardisé, pour le pire, l’aristocratie stato-financière et la bourgeoisie libérale. Elle a renvoyé le polytechnicien, l’énarque, le député, le directeur financier à un rang indésirable de l’existence humaine. Dans la même boue que ceux dont, depuis toujours, ils ont voulu à tout prix se différencier. Elle a égalisé le monde du mérite sous une forme compacte et homogène, qu’elle observe lointainement, à la manière des dieux antiques, avec ironie et complaisance.
conclusion
Humiliés, ridiculisés par l’hyperclasse mondiale selon leur propre logiciel de valeurs, les dirigeants français, déjà privés de leurs pouvoirs par le contrôle des institutions européennes, n’ont plus qu’à se passer les nerfs sur les couches populaires de leur population.
Et la bourgeoisie libérale, à exprimer son acrimonie et sa rancœur envers le peuple en accompagnant la destruction de l’état social, du contrat de travail et du système des retraites dans un compagnonnage désespéré et amer.
Les efforts répétés de la haute administration, par la médiation du tiers policier, et en s’appuyant sur le faible niveau de revenus des manifestants, pour étouffer la révolte, a fini par avoir raison des rassemblements des Gilets Jaunes à Paris.
Les médias aux ordres du pouvoir ironisent sur l’essoufflement présumé du mouvement social. Les Gilets Jaunes, épuisés financièrement par les coûteux trajets les menant à la capitale, et ayant subi une répression juridique et policière inédite, ne peuvent plus, provisoirement, continuer chaque samedi de se battre.
Au total, 24 yeux crevés, 5 mains arrachées, 2500 blessés, et 11 morts parmi les manifestants. 13000 tirs de LBD ont été recensés, 4942 grenades de désencerclement et plus de 3000 cartouches de gaz lacrymogène ont été utilisées par la police. Les 22 millions d’euros de matériel de maintien de l’ordre commandé par le gouvernement Macron en début de mandat afin de garantir l’application des mesures libérales prévues au cours du quinquennat semblent avoir rempli leur office.
Ce soir, sur les terrasse des cafés de la capitale, dans les appartements du centre-ville dont chaque mètre carré vaut une année de travail d’un prolétaire, dans les ruelles étroites de la ville-musée vendue à la découpe aux oligarques du monde entier, la bourgeoisie libérale jubile et rit aux éclats, dans un mélange d’euphorie et de terreur.
Elle fête ce qu’elle considère sûrement, dans son inconscient de classe, comme une victoire militaire de l’ordre des riches contre le sous-prolétariat périphérique.
À les prendre collectivement comme des sujets d’analyse, froidement, empiriquement, si l’on regarde de près de quoi sont faites leurs vies, on comprend mieux la hargne avec laquelle ils ont applaudi la répression juridique et policière, la sauvagerie hallucinante, les injures et la violence gouvernementale invraisemblable exercées sur les corps des Gilets Jaunes.
La bourgeoisie libérale, exsangue, les yeux révulsés, devant les téléviseurs dans les salons parisiens, a vu défiler en boucle sur les chaînes d’information des images troublantes filmées sur les ronds-points. Elle a vu sur les écrans des scènes d’entraide, de fraternité populaire, de solidarité qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.
Du lien social, de l’amitié, des communautés humaines qui se formaient autour de valeurs simples et universelles. Des individus isolés, qui ne se connaissaient pas, et qui se rencontraient.
Des gens qui discutaient et refaisaient société, créaient un espace commun où l’entente et la bienveillance redevenaient possibles, et qui, en dépit de la précarité, de la dureté des conditions de vie quoti-dienne, communiaient dans une certaine liesse.
Dans l’édifiant reportage de Francois Ruffin J’veux du soleil, on en a même vu rire, chanter, se mettre en colère, puis plaisanter, d’autres s’aimer.
C’est bien cela, de voir des pauvres heureux, qui a ulcéré la bourgeoisie libérale, renvoyée à sa solitude, à son désert affectif, à sa misère morale et à son vide spirituel. Au néant abyssal de sa vie grise et morne, froide comme la mort. Nous perçons ici à jour son funeste secret.
C’est d’avoir vu des sourires sur les visages des pauvres, qui a suscité en elle cette réaction délirante et effroyable : à la colère des Gilets Jaunes, à quelques vitrines cassées et feux de poubelles allumés, la bourgeoisie a répondu par des mains arrachées, des yeux crevés, et de la haine.