Nombreux sont ceux qui, sous l’effet de certains événements récents, doutent désormais du fait d’être en démocratie. Bientôt peut-être il nous apparaîtra que nous n’avons jamais été en démocratie. Que l’illusion de la démocratie fut la plus grande escroquerie sociale jamais imaginée par la classe dirigeante pour conserver indéfiniment la structure du pouvoir sur laquelle s’appuient ses privilèges illégitimes.
Il est vrai que pendant des décennies, les désirs du peuple induits par une certaine forme d’hégémonie culturelle semblaient converger avec ceux de l’oligarchie. Les résultats des élections étaient l’expression de cette étrange convergence, de ces désirs croisés, étonnamment entrelacés.
Au cours des années 1970, nos dirigeants ont pu enterrer définitivement le gaullisme, qui incarna le seul régime authentiquement populaire jamais instauré dans notre pays, pourtant initié à l’occasion d’un coup d’État.
En 1981, en votant massivement pour un homme de la collaboration qui se prétendait socialiste, les classes laborieuses ont cru, après deux siècles d’exploitation unilatérale, arracher à la bourgeoisie quelques arpents de son pouvoir. Les prolétaires ont pensé que la classe bénéficiaire du système capitaliste céderait marginalement sur son besoin de dominer, et qu’elle les laisserait enfin, par le partage de la valeur et des richesses, profiter à leur tour un petit peu de la bourgeoisie. De fait, ils ont fait preuve de naïveté, de cette utile naïveté grâce à laquelle le bon peuple se fait toujours enfiler.
Par la victoire de Mitterrand et du programme commun de la gauche, la bourgeoisie n’a rien cédé de son pouvoir, au contraire. Elle l’a même considérablement augmenté en arrachant au domaine public ce qu’elle allait transformer en biens d’État, pour ainsi mieux les remettre au secteur privé, lui-même subordonné à l’État bourgeois qui seul possède l’outil administratif de création et d’attribution des marchés. Tout juste la bourgeoisie a-t-elle sacrifié un peu de son argent au passage (et c’est encore très relatif) par la redistribution, pour mieux voiler sous l’apparence de l’égalité économique la brutale iniquité du pouvoir réel, qui lui ne se partage pas.
Le peuple y a cru quelque mois, puis a été déçu, puis escroqué de nouveau, comme il s’est habitué à l’être. Puis il s’est endormi.
Au cours des décennies 1980-1990, le peuple votait sagement selon les intérêts bien compris de l’oligarchie mondialiste, dans le sens d’affaiblir l’État-nation français, de réduire les prérogatives de la fonction politique au profit du droit et du marché, d’approfondir la construction européenne (vote du traité de Maastricht en 1992), d’abandonner sa monnaie, de déléguer le pouvoir politique à des instances supranationales, de renoncer à son appareil productif par le libre-échange et les délocalisations, de travailler moins pour refiler l’impératif de production à un prolétariat esclavagisé des pays émergents, de ne plus faire d’enfants et de combler les déficits de naissances par l’importation massive de populations étrangères sur son sol, de se démilitariser, de se déposséder peu à peu de tous ses attributs de souveraineté.
Depuis lors, le peuple, qui n’était rien d’autre que l’épine dans le pied de l’infrastructure technocratique globale, n’a plus jamais rien acté par les urnes que son renoncement à vivre.
Les accidents successifs de 2002 (l’irruption par surprise de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle) et de 2005 (la victoire du non au référendum sur la constitution européenne) ne furent que des incartades rapidement corrigées par les institutions.
L’invention de l’extrême-droite pour diaboliser toute volonté de réappropriation démocratique du pouvoir par le peuple a fonctionné à plein régime au cours des vingt années suivantes. Un redoutable appareil de culpabilisation, d’intimidation et d’infériorisation du peuple a été mobilisé pour cela par les élites, soucieuses d’insister sur l’arriération culturelle supposée des électeurs de cette tendance. La montée des partis dits « d’extrême-droite » s’est accompagnée chez ces électeurs d’un sentiment, de plus en plus partagé, de l’illégitimité d’un pouvoir de plus en plus identifié.
La peur de « l’extrême-droite », communiquée au peuple par les classes dominantes, était un argument bien commode pour tenter de sauver l’apparence de la démocratie.
Mais jusqu’alors, il était important de laisser croire au peuple qu’il avait le choix. Qu’il avait le choix entre la tyrannie et la liberté, entre le paradis et l’enfer, entre l’amour du prochain et la haine de l’autre, entre le bien et le mal, entre la terrasse ensoleillée et la cave humide, entre la vie et la mort.
« L’extrême-droite » était donc une option envisageable pour le peuple à condition qu’elle ne gagne jamais.
Or, les pronostics électoraux quant à la participation de Marine Le Pen aux élections de 2027 présentent aujourd’hui sa victoire non plus comme une possibilité, mais comme une probabilité. Comme cela a été fait en Roumanie il y a quelques semaines dans le silence assourdissant de la communauté internationale, la République française devra se mettre en situation de faire annuler le résultat d’une élection présidentielle. Ou pour éviter d’en arriver à de telles extrémités, de rendre la candidate plébiscitée par le peuple inéligible par une décision de justice.
Il s’agira de la dernière étape de la guerre sans limite, de la guerre invisible, asymétrique mais totale, menée contre le peuple français par sa classe dirigeante. Une guerre qui mobilise contre le peuple tous les moyens autorisés par la puissance de l’État : juridiques, administratifs, fiscaux, institutionnels, normatifs, et peut-être un jour militaires, qui sait, comme la violence de la répression du mouvement des Gilets Jaunes en a laissé entrevoir le sinistre présage.
Le peuple français, deux cents ans après une révolution manquée contre la tyrannie du système féodal, risque de perdre la seule balise qui le raccroche encore quelque peu à l’illusion démocratique de la possibilité d’en finir par la voie légale avec la tyrannie du pouvoir illégitime qui s’exerce sur lui depuis maintenant un demi-siècle.
Nous verrons bien lundi 31 mars 2025 si nous sommes des sujets libres, et les citoyens d’un pays libre. Nous verrons bien si le pouvoir réel assumera jusqu’au bout sa détermination à se maintenir coûte que coûte, quitte à violer toutes les règles qu’il a lui-même établies pour se légitimer aux yeux du peuple. Nous verrons bien s’il tombera le masque. Nous verrons bien si la démocratie était effectivement un stratagème inventé pour faire avaler au peuple l’idée qu’il était maître de son destin. Wait and see.
Nous verrons bien lundi prochain si nous étions en démocratie, ou bien tout simplement en dictature.